Je n'aurais jamais cru te revoir un jour

Eden A. Ruthven & Shane Owens

Je baisse les yeux sur les grosses pattes qui me tiennent possessivement le bras et la langue de leur propriétaire me lape aussitôt la joue, comme si elle comprenait ce que ça signifie. Je range mon portable dans ma poche en me dégageant et elle se relève en même temps que moi, part comme une fusée vers l’entrée et je l’entends déjà gratter à la porte. Bon, peut-être qu’elle comprend vraiment que, ce soir, ce sera une soirée rien qu’entre elle et moi. Non, pas de service, le club accuse un méchant dégât des eaux qui ne sera pas réparé avant demain… probablement du vandalisme, même si la gérante m’a assuré que c’était un simple problème de canalisations défectueuses. Elle essaie de nous protéger, nous et la réputation du club mais on sait bien que tout le monde n’accepte pas ce que nous faisons là-bas.
Ce pensant, mon regard se pose sur la porte verrouillée de mon dressing où sont rangées toutes mes tenues. Si c’était si facilement acceptable, je ne m’en cacherais sans doute pas. Ou… peut-être que si… enfin, bon, c’est pas le moment d’y penser. Je m’approche de mon bureau pour y prendre mon polaroïd. Après tout, je peux bien profiter d’une balade pour ajouter quelques clichés à mon devoir, même s’il est quasiment bouclé… bon la vraie raison reste que je ne peux pas sortir sans un appareil derrière lequel me cacher.
J’entends Clair-Obscur couiner dans l’entrée, pressée de sortir se dégourdir les pattes. Je la rejoins donc rapidement, enfile des baskets, une veste, sa laisse que j’attache à son collier et hop, on sort ! Son impatience manque de me disloquer l’épaule à deux reprises rien que sur le chemin jusqu’à la porte de l’immeuble, des fois je me dis que j’ai peut-être pas la carrure pour dompter un gros chien comme elle, mais bon je l’aime trop.

Une fois à l’extérieur, on part vers la plage, elle n’est pas vraiment à côté mais si on ne sort pas au moins deux heures, j’en connais une qui va bouder toute la soirée. Ma routine quotidienne ne me permet pas toujours de lui accorder de grandes balades, même si je le voudrais, mais les soirs où je ne travaille pas, j’étudie deux fois plus pour rattraper les soirs où je ne peux pas. Si j’étais plus intelligent ce serait peut-être plus évident de tout concilier, je passerais moins de temps le nez dans mes bouquins – façon de parler – et Clair-Obscur sortirait un peu plus. Mais ça, ce n’est pas vraiment quelque chose que je peux arranger, je n’ai le choix que de faire avec.
Le chemin prend une vingtaine de minutes – à presque courir pour que Clair-Obscur ne m’arrache pas complètement un bras – et enfin j’atteins le sable. Aussitôt, Clair-Obscur revient à mes pieds pour marcher à côté de moi, guettant l’instant où je vais la détacher. On marche encore un peu avant de trouver un coin moins peuplé et je la libère. Pour ma part, je vais me laisser tomber sur le sable et attrape mon pola pour tester quelques clichés. Le soleil commence juste à colorer le ciel d’un orange flamboyant en glissant vers l’horizon. Je fige le paysage dans une petite dizaine de clichés que je range dans la poche intérieure de ma veste avant de contempler sagement le ciel, surveillant du coin de l’œil les allées-venues de Clair-Obscur entre moi et les premiers centimètres de l’océan. Elle ne se baigne pas toute seule, mais ça ne l’empêche pas de se mouiller les pattes, histoire de me couvrir de sable mouillé en revenant me câliner.
Cela fait trois ans presque que je suis à Los Angeles, malgré tout je ne me suis pas encore habitué au soleil quasi-constant, ni à la température, cela m’étonnera toujours je crois, même si on ne peut pas dire que ce soit désagréable… mais pour quelqu’un qui a vécu toute sa vie à New York où les saisons sont bien définies ça donne un peu l’effet d’être en vacances toute l’année. Ça fait rire mes – quelques – amis originaires de L.A quand je dis ça, cela montre à quel point je peux être optimiste, il paraît. Mais c’est l’une des grandes raisons pour lesquelles j’ai déménagé en Californie, le soleil amène la bonne humeur, et moi aussi.

Je sors de mes pensées en ne voyant plus Clair-Obscur revenir, je regarde rapidement autour de moi pour essayer de me rassurer mais elle est complètement sortie de mon champ de vision. Promptement je me relève, le cœur affolé, et repars le long de la plage pour la retrouver. L'appelant le plus fort que je le peux. Ma panique dure plusieurs minutes jusqu’à ce que, au loin, j’aperçoive ma magnifique chienne en train de sympathiser avec un homme. Quoi, est-ce que je lui parais désespéré au point qu’elle veuille chercher à me caser elle-même ? Je soupire néanmoins de soulagement, me demandant ce qui lui a pris. Ce n’est pas son genre de s’éloigner de moi.
Je les rejoins rapidement et, arrivé à quelques mètres de l’inconnu, je me rends compte qu’il ne m’est pas si inconnu que ça. Je l’observe, comme pour m’assurer que je ne me trompe pas, mais il me serait impossible de ne pas le reconnaître.


Sans même penser à m’en empêcher, je me jette à son cou et enfouis mon visage contre son épaule. Cela fait… au moins six ans. Six ans qu’on ne s’est plus même si on vivait dans la même ville. J’ai du mal à croire que ce soit lui, comment est-ce seulement possible ?

Je n'aurais jamais cru te revoir un jour

Eden A. Ruthven & Shane Owens

Six ans. Oui, c’est ça. J’entrais juste au lycée lorsqu’on a véritablement cessé de se voir… cela faisait déjà quelques mois que je le voyais de moins en moins et puis il a fini par ne plus répondre à mes messages, et comme New York est une ville gigantesque, nous ne nous sommes pas non plus croisés par hasard. Nous n’avions pas d’amis en commun, mais j’ai finalement appris qu’il avait commencé à poser en tant que mannequin, je m’étais bien dit qu’il avait le physique pour, et à dire la vérité, si j’avais pu je lui aurais sans doute demandé si je pouvais prendre des photos de lui, dès que j’ai reçu mon appareil photo par ma grand-mère, mais on ne se parlait déjà presque plus.
J’aurais pu être en colère, lui en vouloir, parce que j’avais longtemps cru qu’on était amis et qu’il n’était pas du genre à me laisser tomber aussi facilement que ça… mais je ne suis pas rancunier, et puis j’ai essayé de me convaincre qu’il avait une bonne raison de couper les ponts. J’étais qu’un gamin, lui était déjà presque majeur, il n’avait peut-être pas envie d’être vu avec moi. Ce serait une raison valable pour moi, si elle l’était pour lui.

Et malgré cela, je n’ai pas pu m’empêcher de lui sauter au cou à la seconde où je l’ai revu, six ans après notre dernière discussion, dix ans environ après notre première rencontre. Oui, j’avais onze ans la première fois que je l’ai vu, dans le parc près du foyer, cela faisait tout juste quelques semaines que j’étais arrivé à New York. Shane était le premier que j’ai considéré comme un ami, on se comprenait, on était aussi timide l’un que l’autre… et j’arrivais quand même à me montrer bavard avec lui. Je crois que je ne voulais pas qu’il s’ennuie avec moi, c’est pour ça que je lui parlais tant.

Il m’écarte finalement en posant ses mains sur mes épaules, pour me regarder. Oups, j’aurais peut-être pas dû me montrer aussi démonstratif, d’ailleurs je n’ai cette habitude que depuis que je suis à L.A.

« Eden c’est bien toi. Que fais-tu à L.A. ? Comment tu vas depuis la dernière fois ? »

Il me reprend dans ses bras, ce qui me rassure aussitôt. Alors, lui aussi, il est content de me voir. Je ferme les yeux en me blottissant contre son torse, et sens de minuscules papillons voleter dans mon ventre. Quoi, encore après tout ce temps ? Certes, Shane est le premier garçon qui m’a attiré, mon premier vrai béguin, mais je n’ai plus treize ans et je suis, surtout, loin d’être aussi innocent qu’à cette époque.
Je décide de ne pas me perdre dans ce genre de réflexion et relève doucement la tête, m’écartant un peu à contrecœur. Je n’aurais jamais cru que retrouver un ami après tout ce temps me rendrait aussi heureux.

« Je vais toujours bien, tu le sais, non ? réponds-je avec un grand sourire. »

Je passe une main dans mes cheveux et secoue la tête. C’est presque trop beau pour être vrai, j’ai encore du mal à me lier aux gens ici, même après trois ans, du moins, en journée j’ai du mal, et voilà que tout à coup je retrouve Shane. Bien sûr, il est définitivement entré dans un monde qui est encore hors de ma portée et, peut-être, m’évincera-t-il à nouveau, après quelques moments passés ensemble, mais je suis près à prendre ça… je suis comme ça, après tout.

« Je suis venu faire mes études ici… des études de photographie, précise-je en lui montrant mon polaroïd. »

Je baisse les yeux, de nouveau prompt à me cacher, comme si j’étais soudainement face à un inconnu. Il n’est plus seulement le Shane timide avec qui je passais une ou deux après-midi par semaine au collège, c’est un mannequin très connu et admiré. Et on est loin de nos vieilles rues de New York.

« Mais comment ça se fait que tu es là, toi ? Je pensais que tu resterais toujours à New York, c’est le saint royaume de la mode, non ? »

J’esquisse un nouveau sourire en relevant les yeux. Surtout qu’il travaille avec sa mère, du moins c’est ainsi qu’il a commencé si je me fie à ce que j’ai pu lire ici et là, et à ce que disaient les filles du collège à ses débuts.